Boulou
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Tonax
Floréane
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Boulou
Ce matin là, mon père était venu me chercher au lycée, en plein cours : du jamais vu ! Juste avant la récré du matin. Un surveillant avait interrompu le cours, trois mots à l’oreille du prof et puis « X, on vous attend à l’accueil. Prenez vos affaires ». Je me souviens comme je m’étais senti important : le regard des autres, intrigués, curieux, envieux même.
Moi, moi je ne savais pas, je n’imaginais rien, on a du brouillard dans la tête parfois : un cours ennuyeux interrompu, c’était inespéré, une fenêtre qui s’ouvrait dans une journée monotone.
Mon père m’attendait chez le proviseur. Il avait signé des papiers pour que je puisse sortir : père ou pas, la paperasse, c’est la paperasse. Il avait l’air normal. Je me suis dit « rien de grave, il a peut-être eu envie d’une partie de pêche ou d’un ciné ». Pas son genre mais bon…
On est sorti ensemble. Il ne disait rien et moi je ne demandais rien. On est sortis de l’établissement.
« C’est Boulou ».
Il a dit ça, juste ça.
Boulou. On l’avait trouvé je devais avoir 6 ans. Le dimanche souvent on allait en balade mon père et moi. On habitait la campagne et il me racontait la nature, les papillons, les champignons, les fraises sauvages "et ça tu vois, c'est de la sauge". Un matin, en lisière de la forêt, on avait vu un chien. Il était couché dans le chemin avec un bout de ficelle cassée autour du cou. En nous voyant il avait levé la tête. On s’est approché. Il avait remué la queue. On emportait toujours de l’eau : on lui en a donné. Il a bu et essayé de se lever, il a fait des efforts. Mais il n’a pas pu.
Mon père a dit : « viens on s’en va. On ne peut rien faire. Viens je te dis. Il va retrouver sa maison ».
Et j’ai dit « non on peut pas le laisser là avec sa ficelle cassée autour du cou. Ce chien il a plus de maison, quelqu’un l’a abandonné. Et comment il va faire pour retrouver sa maison : il ne peut pas bouger ! »
Je me souviens de son regard : dedans il y avait tout l’espoir, tout l’amour du monde. Je m’en souviens comme hier, comme il y a dix ans, un dimanche d’été.
Mon père était un costaud : il a soulevé le chien, il l’a porté jusqu’à la maison. Et tout le long le chien lui léchait les mains, la figure, tout ce qu’il pouvait trouver.
Ma mère a poussé des cris ! Un chien et puis quoi encore ? Et puis il a gémi, là, posé sur le seuil alors elle a craqué. Elle a houspillé mon père « mets le sur le canapé, doucement mais va doucement tu ne vois pas qu’il a mal ? Elle a proposé de l’eau, un bout de jambon, une caresse. Le vétérinaire est venu, un copain de mon père. Fracture du bassin il a dit. Faut de la patience :ça va se remettre. Il n’a pas voulu qu’on le paie, juste un verre : on était sur son chemin de retour de ses tournées. C’est ce qu’il a dit.
Il a guéri Boulou –je l’avais appelé comme ça : le chemin où on l’avait trouvé c’était le chemin Boulou- et même s’il était un peu bancal, avec une patte folle à l’arrière, même s’il avait des dents en vrac et des oreilles en salade et une couleur improbable, il était de toutes mes vadrouilles, de toutes mes balades, de toutes mes nuits. Je lui racontais tout même si ces derniers temps, depuis le lycée, on se voyait moins.
Il avait vieilli Boulou, oh, imperceptiblement : des poils blancs autour du museau chaque matin plus nombreux que la veille, un peu moins d’entrain, une patte un peu plus folle, les visites du vétérinaires plus fréquentes. Mais moi j’avais grandi, j’avais quinze ans, les filles en tête, les potes et puis refaire le monde. Je l’ai négligé un peu. Beaucoup même. Les balades, les confidences, j’ai oublié.
« Il n’y a plus rien à faire, a dit mon père brutalement devant mon silence. Il faut se dépêcher ».
Je n’ai rien dit. D’un coup je revoyais mon enfance, ce chien fidèle, ce bâtard estropié qui faisait partie de ma vie, ce tas de poils importun qui avait conquis la famille avec ses regards pas possibles et ses facéties. Se dépêcher, faire vite, être là, qu’il ne parte pas tout seul.
Magne papa, accélère…
Ma mère l’avait installé sur sa couverture dans le jardin, sous les lilas. Elle nous a dit après « il aimait tant le grand air, et courir après les papillons, et faire des trous partout… Alors le canapé… »
Il nous avait attendus. Il a remué la queue en entendant ma voix et comme bien des années avant, il a tenté de se lever. Je me suis agenouillé près de lui, j’ai pris sa tête dans mes mains, je lui ai raconté je ne sais pas quoi, des mots d’amour, d’amitié, de tendresse, je lui ai demandé pardon. Je ne voulais pas pleurer, pas qu’il sache, pas qu’il comprenne. Il me léchait les mains, il… Soudain sa tête s’est faite lourde, sa queue s’est affalée, son regard est devenu glauque. J’ai pleuré, comme un veau sur mon chien, pleuré comme un gamin qui réalise tout d’un coup le jamais plus.
Pas sûr que je pleurerai pareil quand mon père mourra.
Moi, moi je ne savais pas, je n’imaginais rien, on a du brouillard dans la tête parfois : un cours ennuyeux interrompu, c’était inespéré, une fenêtre qui s’ouvrait dans une journée monotone.
Mon père m’attendait chez le proviseur. Il avait signé des papiers pour que je puisse sortir : père ou pas, la paperasse, c’est la paperasse. Il avait l’air normal. Je me suis dit « rien de grave, il a peut-être eu envie d’une partie de pêche ou d’un ciné ». Pas son genre mais bon…
On est sorti ensemble. Il ne disait rien et moi je ne demandais rien. On est sortis de l’établissement.
« C’est Boulou ».
Il a dit ça, juste ça.
Boulou. On l’avait trouvé je devais avoir 6 ans. Le dimanche souvent on allait en balade mon père et moi. On habitait la campagne et il me racontait la nature, les papillons, les champignons, les fraises sauvages "et ça tu vois, c'est de la sauge". Un matin, en lisière de la forêt, on avait vu un chien. Il était couché dans le chemin avec un bout de ficelle cassée autour du cou. En nous voyant il avait levé la tête. On s’est approché. Il avait remué la queue. On emportait toujours de l’eau : on lui en a donné. Il a bu et essayé de se lever, il a fait des efforts. Mais il n’a pas pu.
Mon père a dit : « viens on s’en va. On ne peut rien faire. Viens je te dis. Il va retrouver sa maison ».
Et j’ai dit « non on peut pas le laisser là avec sa ficelle cassée autour du cou. Ce chien il a plus de maison, quelqu’un l’a abandonné. Et comment il va faire pour retrouver sa maison : il ne peut pas bouger ! »
Je me souviens de son regard : dedans il y avait tout l’espoir, tout l’amour du monde. Je m’en souviens comme hier, comme il y a dix ans, un dimanche d’été.
Mon père était un costaud : il a soulevé le chien, il l’a porté jusqu’à la maison. Et tout le long le chien lui léchait les mains, la figure, tout ce qu’il pouvait trouver.
Ma mère a poussé des cris ! Un chien et puis quoi encore ? Et puis il a gémi, là, posé sur le seuil alors elle a craqué. Elle a houspillé mon père « mets le sur le canapé, doucement mais va doucement tu ne vois pas qu’il a mal ? Elle a proposé de l’eau, un bout de jambon, une caresse. Le vétérinaire est venu, un copain de mon père. Fracture du bassin il a dit. Faut de la patience :ça va se remettre. Il n’a pas voulu qu’on le paie, juste un verre : on était sur son chemin de retour de ses tournées. C’est ce qu’il a dit.
Il a guéri Boulou –je l’avais appelé comme ça : le chemin où on l’avait trouvé c’était le chemin Boulou- et même s’il était un peu bancal, avec une patte folle à l’arrière, même s’il avait des dents en vrac et des oreilles en salade et une couleur improbable, il était de toutes mes vadrouilles, de toutes mes balades, de toutes mes nuits. Je lui racontais tout même si ces derniers temps, depuis le lycée, on se voyait moins.
Il avait vieilli Boulou, oh, imperceptiblement : des poils blancs autour du museau chaque matin plus nombreux que la veille, un peu moins d’entrain, une patte un peu plus folle, les visites du vétérinaires plus fréquentes. Mais moi j’avais grandi, j’avais quinze ans, les filles en tête, les potes et puis refaire le monde. Je l’ai négligé un peu. Beaucoup même. Les balades, les confidences, j’ai oublié.
« Il n’y a plus rien à faire, a dit mon père brutalement devant mon silence. Il faut se dépêcher ».
Je n’ai rien dit. D’un coup je revoyais mon enfance, ce chien fidèle, ce bâtard estropié qui faisait partie de ma vie, ce tas de poils importun qui avait conquis la famille avec ses regards pas possibles et ses facéties. Se dépêcher, faire vite, être là, qu’il ne parte pas tout seul.
Magne papa, accélère…
Ma mère l’avait installé sur sa couverture dans le jardin, sous les lilas. Elle nous a dit après « il aimait tant le grand air, et courir après les papillons, et faire des trous partout… Alors le canapé… »
Il nous avait attendus. Il a remué la queue en entendant ma voix et comme bien des années avant, il a tenté de se lever. Je me suis agenouillé près de lui, j’ai pris sa tête dans mes mains, je lui ai raconté je ne sais pas quoi, des mots d’amour, d’amitié, de tendresse, je lui ai demandé pardon. Je ne voulais pas pleurer, pas qu’il sache, pas qu’il comprenne. Il me léchait les mains, il… Soudain sa tête s’est faite lourde, sa queue s’est affalée, son regard est devenu glauque. J’ai pleuré, comme un veau sur mon chien, pleuré comme un gamin qui réalise tout d’un coup le jamais plus.
Pas sûr que je pleurerai pareil quand mon père mourra.
Dernière édition par Floréane le Dim 19 Mar 2017 - 17:15, édité 1 fois
Floréane- Habitué du forum ++
- Messages : 51504
Date d'inscription : 27/11/2012
Localisation : plein sud
Re: Boulou
C'est joliment écrit, c'est clair, simple et précis, il y a un style, un ton et ça dégage une ambiance.
Perso je trouve que ça dégage une ambiance de polar, le style et le ton y sont adaptés. Tu nous avais déjà fait lire une histoire avec un type dans une chambre d'hôtel et je m'étais fait exactement la même réflexion.
Perso je trouve que ça dégage une ambiance de polar, le style et le ton y sont adaptés. Tu nous avais déjà fait lire une histoire avec un type dans une chambre d'hôtel et je m'étais fait exactement la même réflexion.
Tonax- Habitué du forum ++
- Messages : 21946
Date d'inscription : 29/05/2013
Re: Boulou
Merci mais je serais bien incapable, Tonax, d'écrire un polar ! Je n'ai aucun sens de l'intrigue ! Et puis j'aime les récits courts ou, plus exactement, je ne sais écrire que des histoires courtes.
"Tu nous avais déjà fait lire une histoire avec un type dans une chambre d'hôtel et je m'étais fait exactement la même réflexion."
Je ne me rappelle pas que tu aies commenté ce texte
"Tu nous avais déjà fait lire une histoire avec un type dans une chambre d'hôtel et je m'étais fait exactement la même réflexion."
Je ne me rappelle pas que tu aies commenté ce texte
Floréane- Habitué du forum ++
- Messages : 51504
Date d'inscription : 27/11/2012
Localisation : plein sud
Re: Boulou
C'est bouleversant. Sobre, avec des mots qui te parlent et te vont droit au cœur. J'y étais avec Boulou.
gingembre- Habitué du forum ++
- Messages : 23109
Date d'inscription : 13/03/2013
Localisation : calvados
Re: Boulou
Je ne me souvenais pas d'avoir lu ce texte.
C'est bouleversant de tendresse !
C'est bouleversant de tendresse !
grumpythedwarf- Habitué du forum ++
- Messages : 34157
Date d'inscription : 03/10/2012
Localisation : Au diable Vauvert
Re: Boulou
Je ne l'avais jamais posté : normal que tu ne t'en souviennes pas
Floréane- Habitué du forum ++
- Messages : 51504
Date d'inscription : 27/11/2012
Localisation : plein sud
Re: Boulou
Grande émotion ! Merci Flo !
Cro-Ranec- Habitué du forum +
- Messages : 2319
Date d'inscription : 02/01/2015
Localisation : grotte non répertoriée
Floréane- Habitué du forum ++
- Messages : 51504
Date d'inscription : 27/11/2012
Localisation : plein sud
Re: Boulou
Oh la la... J'ai la larme à l’œil! C'est si bien décrit et quand on aime ses fidèles compagnons, ça remue encore plus!
Minerve- Habitué du forum +
- Messages : 12165
Date d'inscription : 13/02/2013
Localisation : Normandie
Re: Boulou
Je ne sais pas écrire d'histoires gaies...
Floréane- Habitué du forum ++
- Messages : 51504
Date d'inscription : 27/11/2012
Localisation : plein sud
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